En attendant de voir le prochain Saint Laurent de Bertrand Bonello prévu pour l'automne prochain, Le film Yves Saint Laurent de Jalil Lespert (2013) nous rend encore plus perceptibles deux aspects de la vie du grand couturier que le film L'amour fou de Pierre Thorreton (2010) avait déjà bien sûr suggérés, mais qui se trouvent ici réellement incarnées. Dans cet article, j'en évoquerai un premier.
Dans L'amour fou, Pierre Bergé et le mannequin égérie du futur YSL, Betty Catroux évoquent bien la difficulté de vivre et le mal-être de Saint Laurent. Lui-même dira d'ailleurs un jour dans la presse : "je suis né avec une dépression nerveuse". Tel un leitmotiv, la phrase de Proust "la magnifique et lamentable famille des nerveux est le sel de la terre" vient ponctuer les deux films.
Dès le début du film de Jalil Lespert, au moment de son hospitalisation au Val-de-Grâce, suite à son enrôlement pour la Guerre d'Algérie, le médecin qui le traite annonce à Pierre Bergé qu'Yves Saint Laurent est atteint de maniaco-dépression. La scène qui suit entre Pierre Bergé et Yves Saint Laurent est très émouvante. Le diagnostic aussi rapide du médecin aurait pu être une chance pour l'artiste, aussi jeune, car souvent, cette maladie n'est diagnostiquée qu'après des années d'errance de médecins en psychiatres, de dépressions mal soignées, en phases hautes mal endiguées, de souffrances terribles, indescriptibles et incompréhensibles pour l'entourage souvent désarmé.
Yves Saint Laurent a donc été diagnostiqué et pris en charge médicalement très tôt. Malgré tout, il montre ensuite que Saint Laurent a énormément souffert toute sa vie.
Tel un révélateur du film de Pierre Thorreton, qui en serait le négatif, le film de Jalil Lespert nous montre de manière palpable l'hypersensibilité du créateur, par ailleurs une caractéristique de nombreux maniaco-dépressifs, aujourd'hui appelés bipolaires de manière moins stigmatisante.
Alors que selon Pierre Bergé, Saint Laurent n'aimait pas son époque, son hypersensibilité lui aura permis de la comprendre comme nul autre pareil, et de traduire en dessins de mode ce que peut-être il aurait voulu qu'elle fut, révolutionnant dans le même temps le vestiaire de la femme, lui donnant les moyens de s'affranchir de la main-mise de l'homme. Une nouvelle histoire sociale s'est écrite avec lui. Modifiant les codes féminins-masculins, il a transformé par là-même les équilibres sociaux hommes-femmes. Ces dernières ont pu s'affirmer grâce à leur garde-robe, et aller concurrencer les hommes sur leur terrain, celui de la liberté et du pouvoir.
Dès lors, on peut se demander si cette maladie lui aura donné du génie alors que d'autres moins torturés par ce mal ne font que l'effleurer.
Alors que tout le monde peut avoir des hauts et des bas, des sautes d'humeur, cette maladie est caractérisée par l'alternance de hauts trop hauts et de bas trop bas. Dans un cas, la personne atteinte est envahie par une énergie de vie extraordinaire qui lui fait toucher les étoiles, affute ses sens, lui donne une créativité hors du commun, une capacité à affronter une charge de travail hors normes. Hélas, ces phases plus ou moins hautes, dites manies ou hypomanies, selon l'intensité, consomment beaucoup d'énergie, et sont inévitablement suivies de phases basses, voire très basses, appelées dépressions, où la personne côtoie les enfers d'un mal beaucoup plus connus celui-ci. Dans ces phases plus ou moins longues et intenses, la personne vidée de son énergie, mène un combat avec les idées les plus noires, se retire du monde, qui ne peut d'ailleurs rien pour lui.
L'alternance de ses phases est un cauchemar, car si les phases hautes peuvent apporter un bénéfice que parfois certains bipolaires espèrent durables (c'est à voir) : énergie, créativité, sensibilité décuplée, confiance en soi voire toute puissance permettant d'avancer, d'abattre des montagnes, de créer, etc, la chute vers les enfers de la dépression qui les suit n'en est que plus forte.
Bien que diagnostiqué très jeune, on peut se demander si Saint Laurent a été soigné correctement. Certes à l'époque, même si la maladie est connue depuis l'Antiquité, les traitements n'étaient pas aussi nombreux qu'aujourd'hui et le suivi médical moins efficace.
Yves Saint Laurent dans une conférence de presse mettant fin à sa carrière en 2002, explique bien, le visage rongé par la maladie et ses stigmates, son errance entre les traitements et les séjours en maisons de santé.
Il explique aussi le refuge vers lequel beaucoup de maniaco-dépressifs se tournent pour calmer leur mal et qui pourtant ne fait que l'accentuer, celui de l'alcool, des drogues et excitants en tout genre.
L'alcool et les drogues constituent autant de faux-amis pour les bipolaires. En phase haute, submergés par une forme d'excitation, ils sont souvent irrépressiblement attirés par l'alcool et les excitants (café pour les plus raisonnables, drogues douces ou dures pour les autres). C'est leur corps qui leur dicte cette conduite à laquelle ils ont du mal à résister. Ils n'y peuvent rien. Mais cela ne fait qu'aggraver le mal et provoquer la descente aux enferts vers la dépression. Contrairement aux idées reçues, l'alcool est en effet anxyogène et dépressiogène. Les drogues sont bien sûr encore plus néfastes. Le café à haute dose aussi. Et ces substances contradictoires dans leurs effets calmants, euphorisants ou excitants forment un cocktail détonnant, qui agit comme une bombe à retardement.
Le film de Jalil Lespert montre bien le basculement d'Yves Saint Laurent dans la consommation de psychotropes, d'alcool et des drogues qui circulaient à flot dans son environnement, son entourage proche restant impuissant pour le retenir.
Curieusement, cela aurait pu altérer les facultés créatrices du grand couturier qui devait assumer une lourde charge de travail. Cela ne semble pas avoir été le cas.
A ce propos, la pression, celle du travail et de la gloire, reposant très tôt sur ses épaules, également très bien évoquée dans le film, par Saint Laurent lui-même, n'aura sans doute pas favorisé l'endiguement de la maladie.
Un stress permanent et élevé est en effet aujourd'hui une cause connue de développement du trouble bipolaire, parfois latent, en attente d'être activé en quelque sorte.
Pour qui saura le décripter, au-delà du parcours du créateur, l'impact de la maladie de Saint Laurent sur sa vie et son travail est parfaitement montré dans le film de Jalil Lespert, qui fait écho à celui de Pierre Thorreton.
A travers cette fiche de lecture, j'espère avoir pu donner à ceux qui ont vu ou iront voir ce film quelques pistes de compréhension de cette maladie et de son rôle dans la vie de ceux qui en sont atteints comme c'est le cas de créateurs, mais aussi de certains hommes politiques, de scientifiques et même de grands patrons et de nombreuses personnes tout à fait ordinaires (1 à 2 % de la population française en seraient atteints).
Bande annonce Yves Saint Laurent de Jalil Lespert :
Bande annonce L'amour fou de Pierre Thorreton :